Avant-Propos
À mon fils…
Près d’une année s’est écoulée, et ce livre que je me suis mis à écrire pour toi, tu ne l’as pas encore ouvert. Trop de pages sans doute, ou peut-être es-tu trop occupé à monter ton autoentreprise de vidéo à dix-sept ans. Entre le Bac qui approche à grands pas, et ton avenir qui se dessine en ce moment même, tu préfères consacrer le peu de temps libre qu’il te reste à tes séries que tu dévores sur Netflix.
De mon côté je continue à écrire la mienne, sans comprendre que tu rêverais de partager avec moi des moments complices, comme il y a quinze ans, du temps où je te lisais encore de belles histoires avant de t’endormir.
Je suis conscient que tu as toujours aimé ma façon de te raconter les choses, en empruntant le ton et la voix des personnages, même quand j’ouvrais un de tes livres pour la première fois. Je n’ai pourtant suivi aucun cours de comédie. Si tu es parvenu tant que ça à adhérer à ce que j’avais à te raconter, c’est parce que je ressentais immédiatement le besoin de les faire parler. En fait je me substituais à eux, pour mieux te faire voyager dans le récit, chaque soir avant que tu rejoignes tes rêves.
Toute ma vie est une série Netflix. Les chapitres qui constituent le roman Au Bout, sont autant d’épisodes drôles ou cruels qu’auraient pu écrire des scénaristes. Pour ce nouveau rendez-vous, tu vas t’apercevoir que tu tiens un rôle fondamental dans la distribution des acteurs. J’aimerais que tu t’attaches à ces personnages que j’y décris, comme l’ont fait les lecteurs avant toi. Et seulement si tu le désires, accompagne-moi dans ces nouvelles aventures, que je te promets encore plus mouvementées, et pimentées de suspense, d’angoisse et gros délires. Usant de tant d’artifices, tu as bien réussi à me faire découvrir en intégralité la saison 1 de Stranger Things.
Cette fois c'est mon tour de t'offrir en exclusivité la saison 2 et ultime de Au Bout du Bout. Même si celle-ci ne comporte pas de batailles au sabre laser, comme dans tous les StarWars, les émotions y seront aussi intenses, et ressenties en Dolby surround 5.1.
Fais attention. Ne t’aventure pas dans ce second volume, sans en avoir ouvert le premier, ça risquerait fort de te faire autant d’effet qu’à un brave paysan de Corée du Nord, propulsé soudainement au cœur d’une parade d’oreilles de souris, à Marne-la-Vallée. Alors mon petit Skywalker, comme j’aime à t’appeler depuis l’enfance, cramponne-toi à ton fauteuil, la séance redémarre…
1.
6 Avril 1992 – Cité de Mulhouse – Je hais ce dimanche.
11H30. – Au moment où je grimpe dans sa voiture, Jacques est-il au courant pour hier soir ? Pas certain. Le ton de sa voix est bien celui de quelqu'un qui pose le plus naturellement du monde cette question...
— Bonjour Thierry. Montez donc ! Maïté n'est pas avec vous ?
— Non Jacques, je vous expliquerai tout ça en arrivant.
Mon beau-père branche alors son autoradio sur une station locale, ce qui nous évite de poursuivre plus loin la conversation. À l'antenne, plusieurs chansons se succèdent, dont une qui retient plus particulièrement mon attention. "One", la nouvelle balade du groupe U2, sonne comme le chant du cygne ma relation avec sa fille aînée. Si on en traduit à peu près les paroles, on découvre la puissance de ce titre.
"T'ai-je déçu –– T'ai-je laissé un goût amer dans la bouche –– Tu agis comme si tu n'avais jamais assez reçu d'amour –– Et tu veux que je parte sans amour –– Mais il est trop tard ce soir –– pour ramener le passé à la lumière –– Nous sommes un –– Mais nous ne sommes pas pareils –– Nous devons nous soutenir –– nous soutenir –– Un…"
J'arrête là, le message est bien passé. Cette chanson va me poursuivre toute ma vie. À chaque fois que je l'entends, j'ai l'impression d'entrer en transe, mon corps entier se met à frissonner. J'ai bien compris qu'elle est la chanson de rupture de notre couple.
Autant Forever young fut celle de notre rencontre, autant celle-ci scelle la fin de notre amour inconditionnel, et me renvoie à cette nuit où tout a basculé.
Mais déjà les premières maisons de la cité apparaissent dans les rayons de soleil, qui ne parviennent pas à réchauffer mon cœur vidé de sa raison de battre. Rue des faisans, la porte s'ouvre. A la manière dont m'embrasse Lydie, je crois deviner que la mère de ma copine vient d'être mise au courant. Par qui ? Mes parents ? Ma sœur ? Sa grande fille ? L'accueil est bienveillant et réconfortant. Je raconte encore profondément choqué la scène de la veille, en essayant de me rappeler les mots. Toute la famille est interloquée.
— Mais ce n'est pas son genre de faire ça. Je la connais bien ma fille, me dit Lydie.
— Tranquillisez-vous Thierry, ça lui passera, rajoute son père.
Titine quant à elle ne mâche pas ses mots...
— Tout ça c'est la faute à ce salopard d'Éric. Faut pas lui faire confiance à celui-là.
L'adolescente aurait -elle ressenti quelque chose qu'elle a du mal à traduire autrement qu'en exprimant de la colère ?
— Quoiqu'il arrive, vous restez le bienvenu ici.
— Merci Jacques.
— Venez manger un bon poulet frites avec nous, ça va vous faire du bien.
En scrutant à nouveau le regard de Lydie, qui a du mal à cacher ce qu'elle sait déjà, je comprends que la situation est irréversible. En fin de journée, elle finit par m'avouer qu'il y a bien eu contact entre elle et sa fille, et que celle-ci passera demain lundi récupérer ses affaires chez moi.
De retour à la maison, je me retrouve seul, désespérément seul dans cet appartement vide. Comme chaque fin de week-end, Titine aurait dû être présente avec nous pour attaquer une nouvelle semaine, mais vu les circonstances, elle aussi manque à l'appel. Ma mère mise au courant, comprend que me débrouiller tout seul du jour au lendemain, ne va pas être chose facile, et m'invite à descendre manger avec mon père.
Et dire que demain je vais revoir une dernière fois celle qui me manque déjà. Suis-je réellement prêt pour cette confrontation ? Va-t-elle venir seule, ou avec ce félon ?
— Asiatique le félon.
— Mon Dieu, mais que c'est drôle, tu devrais faire du one man show, conscience de mes deux...
— Tu crois ?
— J'insiste. Laisse-moi deux secondes et je vais te trouver le titre.
— Monseigneur est trop bon.
— Consciensuel, ça te va ?
— T'as déjà fait mieux, me reprocha ma conscience.
— Casse-toi, tu es en train de me faire écumer de rage.
— Oh, moi tes histoires d'écume, ça me regarde pas.
— Suffit comme ça, je te débranche...
Rien que de penser à ce qui m'attend demain, une nouvelle nuit blanche s'annonce ...
2.
7 Avril 1992 – Maison de Riedisheim – Le retour de la Pomponette – Au tapis
En déglutissant vite fait le repas de midi chez mes parents, je me prépare à l'inévitable confrontation. Je suis remonté comme un coucou suisse, prêt à surgir de son chalet en bois, quitte à péter le ressort qui le relie au mécanisme.
14H32. – Elle descend à l'instant du bus qui vient de s'arrêter au terminus.
D'accord un peu facile la rime je vous l'accorde. J’ai déjà fait mieux.
14H33. – La sonnette du portillon retentit.
14H34. – La porte du couloir d'en bas vient de s'ouvrir en couinant.
14H35. – Dans l'escalier, des pas approchent…
Mon cœur s'accélère. Mes jambes se mettent à chanceler. Plus qu'à tenir bon, l'heure des 4 vérités a sonné.
— Entre !
Lui dis-je d'une voix autoritaire, qui ne me ressemble pas.
— Salut. Je viens juste rechercher mes affaires. Ma mère sera là dans une demi-heure.
— T'es contente de toi ?
— Arrête avec ça !
— La fermer c'est tout c'que j'ai à faire ? Pas aujourd'hui.
— Je peux commencer à faire mes sacs ? Je suis venue pour ça.
— Vas-y, sers-toi. Prends ce que tu as à prendre, mais si tu franchis cette porte tu ne remettras plus jamais les pieds ici.
— J'en ai pas l'intention.
— Il a pas eu le courage de venir l'autre gugusse ?
— Il bosse toute la journée.
— Évidemment, j'étais sûr que ce connard allait se défiler.
— Ne parle pas comme ça d'Éric !
— Tu veux pas lui ériger une statue tant que t' y es ? Mais qu'est-ce qui t'es passé par la tête, ma pauvre fille ?
— Si tu veux savoir, on a rien calculé. C'est arrivé comme ça.
— En tout cas, ça te gène pas plus que ça de foutre en l'air sept ans de vie.
— Arrête. C'est déjà pas facile d'être là alors si tu en rajoutes...
— Mais j'en rajouterai autant que je veux Madame la Pomponette.
Le ton monte d'un cran. Je l'accable de toutes sortes de reproches, justifiés ou non. Paradoxalement, c'est elle qui ramène les sacs, et moi qui déballe le mien. Je ne me reconnais pas dans ce rôle de détracteur. Ce n'est pas possible que je me conduise comme ça. Je n'ai jamais pété les plombs en vingt-huit années, et toute la rage contenue en moi, lui explose en pleine face. Je regrette encore cette violence verbale trente-sept ans plus tard. Puisse-t-elle un jour me la pardonner.
15H02. – On sonne !
C'est sa maman. Son entrée dans les lieux met fin à ma surchauffe.
— Bonjour Lydie, vous êtes venue comment ?
— En voiture. Jacques m'a déposé à l'instant.
— Qu'il n'hésite pas à monter.
— Il avait juste une course à faire, il revient nous chercher dans une petite heure.
Je comprends que son mari n'a pas envie de se mêler de ça. Il fuit les ennuis, et il a bien raison. Rien de plus incommodant, que d'assister à des échauffourées verbales, dignes des meilleurs règlements de compte de vaudevilles parisiens. Et comme au théâtre, Lydie ouvre les placards…
— Et ça, c'est à toi, ma fille ?
— Maman, pourquoi tu ne peux pas t'empêcher de poser des questions aussi connes ? Tu vois bien que c’est pas lui qui va sortir avec une jupe.
— Toi, arrête de t'en prendre à ta mère. Déjà qu'elle est venue te donner un coup de main, tu pourrais au moins la respecter.
Dis-je en colère.
— Ça va, la ramène pas. Je sais ce que j'ai à dire.
Je décide de m'éloigner dans une autre pièce pour faire retomber la pression, sinon ça va repartir de plus belle. Mon ex-copine, puisqu'il va bien falloir l'appeler ainsi, suite à l'événement de l'avant-veille, ne possède pas grand-chose sur le plan mobilier. Meubles de salon et salle à manger ont été achetés lors de notre emménagement, et réglés grâce aux salaires que je gagnais en radio, pendant qu'elle n'était encore que sous simple contrat T.U.C.
Il y a bien un investissement de taille qu'elle a fait depuis que ses revenus ont considérablement augmenté, l'acquisition d'une baignoire d'angle hydro-massante tout équipée, qu'elle a payé un rein, il y a tout juste trois mois.
Ce sera en sorte son cadeau de rupture, car démonter un tel engin, fixé au carrelage de la salle d'eau, relié par un enchevêtrement de tuyaux inimaginables, ne paraît guère plausible. Dans la pièce de vie où je me suis retiré, j'assiste anéanti au vidage des étagères. Bibelots, disques, peluches et autres cadeaux que je lui ai offerts, disparaissent sans ménagement, au fond d’épais sacs de toile.
Parmi eux une série d'ouvrages sur les peintres d’époques mélangées, du temps où elle étudiait à la Fac de Lettres, l'histoire de l'art. Ses livres m'ont donné l'occasion de m'instruire, et m'intéresser de près à la vie de ces artistes, dont les œuvres continuent à traverser le temps. L'un d'entre eux, sera le sujet rêvé d'un futur drame musical, six ans plus tard. Nous aurons l'occasion d'y revenir, puisque tout n'est que lien dans l'existence.
Plus que quelques minutes, et le taxi sera de retour. Les deux femmes en ont fini. Leurs sacs sont lourdement chargés. Quand soudain, Maïté refait irruption dans le salon, où je me suis calé dans un fauteuil pour me calmer…
— Ça aussi c'est à moi. Je l'emporte.
— Euh... Tu parles de quoi là ?
— Ce truc sous tes pieds.
— Le tapis ?
Oh non, pas ça, pas le tapis.
Bien sûr qu'il lui appartient. Je ne peux m'opposer à ce qu'elle récupère son bien, mais il m'est devenu indispensable pour créer. Toutes les après-midis, je m'étale à plein ventre sur cet espace douillet, y prends mon bloc de feuilles; mon stylo; et le laisse aller et venir; en prenant bien soin de ne pas déborder du cadre; pour ne pas tâcher celui-ci. Ses couleurs pourpres et mauves, ainsi que ses formes géométriques, m'incitent à écrire. Quand je termine un couplet, je fais basculer mon corps sur le dos, pour profiter encore de l'épaisse moiteur de ce cocon de douceur. Et voici que le complice de mon inspiration, m'abandonne à son tour.
Voir les deux femmes l'enrouler comme un vulgaire cigarillo, dans une fabrique bien loin de La Havane, me révulse intérieurement. Je fais semblant d'être impassible, alors que déjà réapparaît l'ancien lino verdâtre, qui date encore du temps où Frantz habitait là.
16H30. – Au-dehors deux petits coups de klaxon. La voiture de Jacques attend en bas. Lydie et sa fille quittent la maison après un dernier regard échangé avec moi.
16H37. – Le conducteur du véhicule a remis le moteur. C'en est fini. J'ai tenu le choc. Je vais pouvoir m'effondrer en larmes, loin de tout regard. Ce jour-là, je suis mort une première fois, et n’ai aucune envie d’y survivre. Je me sens comme une wassingue au lavoir, essorée jusqu’à la dernière goutte, entre les mains calleuses de la Mère Denis. C’est vous dire l’état dans lequel je suis.
— Hola Pinoccon, elle a besoin d’un saule la pleureuse ? M'interpelle ma conscience.
En larmes…
— Toi, Dégage ! T’as rien à faire ici.
— Mais à force de se répandre, c’est qu’il va nous faire une carte de France dans ses draps, l’ancien puceau de mes deux.
— C’est pas les draps, c’est la couette. Même pas capable de respecter mon chagrin. Barre-toi, je t’en supplie.
— Comme tu veux Chochotte. Mais quand t'auras fini de tout inonder, comme la mousson en Inde à la saison des crues, pense quand même à regarder l’heure.
Soudain j'entends des pas, qui se rapprochent dans l'escalier. Aurait - elle oublié quelque chose ? Reviendrait-elle avec de l'équipement démonter la baignoire ?
Rien de tout ça. Ce n'est que mon père qui vient à ma rencontre, et me suggère d'aller m'aérer un peu. Il a bien dû m'entendre m'égosiller tout à l'heure, et me propose de me conduire où bon me semble, histoire de reprendre le dessus.
Je lui demande alors de m'emmener dans la zone commerciale de Wittenheim. À présent en proie à la solitude, je ne conçois pas de rentrer chez moi ce soir, sans un nouveau compagnon.
17H20. – Nous débarquons dans l'espace commercial, où nous attendent des spécimens de tout poil. Des Afghans, des Européens, et de toutes origines. On peut les toucher, les caresser, sans difficulté. Ils se laissent faire, ils sont là pour ça. Papa est ravi de voir mon visage reprendre quelques couleurs. J'ai une idée bien précise de celui qui va me convenir, car oui je suis venu acheter… un tapis, et si possible le même que celui qui vient de disparaître dessous mes pieds, il y a tout juste une heure.
Hélas, le modèle que Maïté avait acheté trois ans plus tôt, n'est plus à la vente. Impossible de repartir de l'endroit bredouille. Je me suis promis de ramener chez moi ce nouvel ami pour recouvrir l'affreux lino, ça fait partie de ma thérapie. Il me reste moins de deux heures pour le trouver, avant la fermeture de l'enseigne. Pour une fois, mon père ne manifeste aucune forme d'impatience. Son fils a une lubie, et ma foi si ça peut lui occuper l'esprit, tant mieux.
18H37. – Alleluiah ! Je viens d'en trouver un, qui enfin me convient. Formes géométriques, et couleurs chaudes et chamarrées, malgré ses différences avec le précédent, je sens qu'il va lui aussi inspirer mes nouveaux mots. L'honneur est sauf, et une petite victoire remportée, sur les mois interminables de dépression qui vont suivre, et me sont encore étrangers à l'instant...
3.
Avril 1992 – Une lente agonie – Muriel – Un singe au printemps – Le permis de se conduire
Le soleil qui recouvre Mulhouse cet après-midi, n'y fait rien. Mon cœur est à la pluie. Pour me changer les idées, je vais faire un tour à la Fnac au rayon disque. Mais partant de la place de la République, je suis obligé d'emprunter la rue du Sauvage, et passer à côté de l'enseigne d'optique, où travaille toujours mon ex petite amie.
Rien que de rajouter le suffixe Ex, est quelque chose qui me paraît déjà surnaturel.
De longues minutes, je marque l'arrêt, et tourne mon regard vers les baies vitrées du bureau à l'étage, où elle est assise de dos, dans l'impossibilité de m'entrevoir. Aucune raison d'ailleurs qu'elle ne se retourne, trop occupée à dialoguer avec ses clients. Perdu dans mes chimères, avec l'infime espoir qu'elle se dirige vers la baie vitrée, et m'aperçoive avec mes yeux tristes et reconsidère l'erreur qu'elle est en train de faire, je me berce de ce qui n’est qu'illusion.
Et chaque jour, je ne peux m'empêcher d'accomplir ce pèlerinage, qui devient un véritable rituel. Quand je repars de cet endroit envoûté, je me suis fait plus de mal encore que la veille. Au lieu d'essayer de l'oublier, je me raccroche à son souvenir, avant de plonger quelques mètres plus loin, dans davantage de mal-être. Pourquoi donc ai-je besoin de me punir à ce point ? Ma solitude n'est-elle pas suffisante à ma peine, pour m'infliger cette douleur renouvelée et sans prescription ?
Mes textes se remplissent d'absence, et de tout ce qui a pu nous tenir amoureux toutes ces années. J'aimerais trouver les mots pour qu'elle revienne, comme savent si bien les chanter les artistes que j'apprécie. Aussi je couche tout ce qui me vient sur du papier larmé de tristesse. Jusqu'à ce que ma sœur, lassée de me voir réduit à peau de chagrin, ne me reprenne en main. Impossible pour elle de contempler son grand dadais de frangin, en train de s'autodétruire. Ainsi prend-elle la décision de s'adresser à moi franchement.
— Écoute, ça peut plus durer comme ça. Merde, ressaisis-toi bon sang ! Tu sais très bien qu'elle reviendra plus, dit ma sœur.
— Qui t'a dit ça ?
— Personne, mais faut que tu arrêtes de te mentir.
— Muriel, je te permets pas de...
— De t'ouvrir les yeux c'est ça ? Tu crois que je vais continuer à te laisser morfler comme ça ?
— Mais j'ai rien demandé, moi. Fous-moi la paix.
— Pas question, tu vas trop t'enfoncer. Alors le premier truc que tu vas faire, c'est te réinscrire au permis de conduire.
— Ah ça, plus jamais ! L'autre instructrice ménopausée m'en a bien fait trop baver.
— Je te parle pas de cette conne. Tu vas t'inscrire à Riedisheim. À côté du centre culturel, ils sont super, et ils ont de très bons résultats.
— Oui oui je verrais…
— Non, je te connais trop bien. Tu ne t'en tireras pas par une pirouette, ce coup-ci. Lundi prochain tu t'y rends avec moi.
— Bon t'as peut-être raison finalement. Au point où j'en suis...
— Et c'est pas tout. Tu vas démarrer une psychothérapie.
— Là je te dis oui tout de suite, je sens tellement que j'en ai besoin. Mais avec qui ?
— Un psychiatre. J'en connais un près du Hasenrain.
— Négatif, pas l'hôpital pas question !
— Si tu m'écoutais du con, j'ai dit près du Hasenrain, pas dedans.
— T'as raison.
— Mais papa maman vont me taxer de fêlé ?
— Tu les laisses parler et tu te soignes. Si eux ne veulent pas le faire pour eux ,toi tu peux t'en sortir.
— Vraiment ?
— Bien sûr, prends exemple sur moi, j'ai fait la même chose quand j'ai perdu mon André.
Sale histoire qu'a vécu ma petite sœur, il y a quatre ans. Alors totalement éprise de son copain, à la fois muse et actrice de tous ses films, elle avait tout pour être heureuse, quand un événement imprévu a tout fait dérailler.
Un mardi d'avril elle est appelée en urgence au chevet d'André, au service psychiatrique du même hosto mulhousien. Son copain a été retrouvé au carrefour de deux grandes avenues, en train de régler la circulation, dans un état totalement disjoncté. Il n'a fait que reproduire une scène mythique du film "Un singe en hiver", où le personnage joué par Jean-Paul Belmondo, aviné par trop de mélanges d'alcool, se retrouve dans des faits similaires, en train de toréer des autos avec son manteau, en guise de muleta, comme si il se croyait au milieu d'une arène.
Le jeune réalisateur a perdu pied avec la réalité, et risqué sa vie au milieu des flots incessants de voitures. Les médecins sont formels, il se passera du temps avant qu'il recouvre la raison. Son cas est grave, et nécessite une hospitalisation longue. Muriel s'accroche tant qu'elle peut à son chéri, qui ne la reconnaît plus.
Et puis un jour mes parents, sans doute suite aux recommandations de l'ordre médical, décident de couper court à leur relation, pour que leur fille puisse cesser de souffrir inutilement. Cela ne se fait pas sans cris ni larmes. Longtemps ma sœur va se rebeller, mais finira sous la pression des autres, par céder.
Comment aurais-je réagi si j'avais été à sa place ? Je préfère ne pas me poser la question. Après avoir enfin pu tourner la page de cet épisode si douloureux, elle me confie que ça a été la plus grosse épreuve de sa vie.
C'est grâce à Xavier, son nouveau partenaire, qui l'a épaulée et aidé à traverser cette très mauvaise passe. Il faut dire que le jeune homme est en fac de psycho, et ce qu'elle va découvrir grâce à son intervention, sur la vie d'André, a de quoi surprendre à plus d'un titre.
Ce garçon féru de cinéma et bourré d'humour, abritait en fait quelqu'un de bien plus réservé. Tout ce qu'on savait sur lui, était qu'il avait été élevé lui et sa grande sœur qui avait d'ailleurs quitté l'appartement, par une maman infirmière de nuit, qu'ils ne voyaient que très peu.
Quand Muriel découvre la face cachée, elle tombe des nues. Bien sûr qu'elle sait que son ex-compagnon n'a pas de père. Un papa qui a d’ailleurs quitté le domicile familial, sans plus jamais donner de nouvelles à quiconque. Et pour cause, la véritable histoire est tout autre. Son géniteur n'est autre qu'une rencontre qu'a faite sa mère, qui exerce le plus vieux métier du monde. Il fait partie de ces enfants nés de père inconnu. Ce qui est aussi le cas de sa sœur.
Depuis toutes ces années où il sortait avec Muriel, rien de tout ça n'avait filtré. Il a enfermé en lui ces choses qu'il pensait garder éternellement, et à force d'essayer de contenir ce trop lourd secret, la cocotte-minute a fini par exploser. Il fallait que ça sorte un jour et il s'en est enfin délivré, mais à quel prix ?
Je l'ai croisé bien des années plus tard, impasse du Théâtre à Mulhouse. Il m'a demandé des nouvelles de Muriel, et m'a semblé très équilibré. Cette épreuve l'a changé à tout jamais, il a lui aussi refait sa vie. Du cinéma il est passé à l'art théâtral, où il s'occupe de mise en scène. Dernière précision il faisait partie de mes copains de ciné, bien avant de sortir avec Muriel.
* * *
Les cours d'auto-école sont un véritable régal. Le jeune moniteur et moi nous tutoyons et chaque heure passée dans la voiture est l'occasion de nous envoyer des vannes à tout bout de rue.
À tout bout de champ vous semble une tournure plus appropriée ? Point pour vous. Mais cette fois vous serez bien obligé d'accepter ce détournement d'expression en mode citadin.
C'est vrai qu'à l'aube de ma trentaine…Et non pas à l’aube de ma communion, j'ai pris davantage confiance en moi, qu'à l'époque de mes dix-huit ans. Passer la quatrième vitesse, sur les grandes artères routières de ma ville, ne me pose plus de problème, alors qu'auparavant, j'avais toutes les peines du monde à ne pas quitter la seconde.
De fait c'est un peu comme en classe. Quand le prof me plaisait, je me mettais à apprendre, mais si je l'avais pris en grippe, la machine allait se détraquer. Les séances chez le psy sont salutaires. Au fil des semaines, j'apprends à me détacher de ce qui me crée de la peine. J'écris de plus en plus, et libère ma plume. Osant ainsi toutes les extravagances, je soulage ma blessure sans en être pleinement conscient.
* * *
Fin Juin…
Il est temps de se changer les idées. Les vacances approchent, et mon pote Vincent, a décidé de m’emmener coûte que coûte sur la côte roussillonnaise. Me voir dans cet état de déchéance morale, lui donne envie de me secouer vraiment. J’ai accepté cette invitation, car je sens parfaitement que j’en ai besoin. Nous partirons ce dimanche à 2 heures du matin, comme c’est prévu. Seule petite contrainte que je lui impose, c’est d’attendre ce moment-là pour me rejoindre dans la salle de restaurant de Battenheim, où j’ai été invité au mariage de Chris ma cousine, et son mari Bernard. Toutes mes affaires sont fin prêtes, et la valise neuve que je viens d’acheter, se trouve dans le coffre de la R19 de mon père, garée sur le parking du restaurant.
Bien que le cœur n’y soit pas, à Minuit je suis encore en train de me forcer à me dérider au banquet. C’est alors que le marié me tend le micro, et me propose d’amuser les participants aux réjouissances. Les automatismes reviennent immédiatement, je me lance dans un interminable jeu de chaises musicales, et l’ambiance est en train de montrer d’un cran, car je retrouve ma joie de vivre, et l’envie d’en faire profiter toute l’assemblée.
Papa se lève, et filme cet instant d’anthologie, ça fait bien longtemps qu’il n’a plus vu son fils, le sourire aux lèvres. Deux heures plus tard, je prends congé de toute la famille, et sors en costard rejoindre Vincent, qui vient d’arriver.
— Alors t’es prêt, Brenny ?
— C’est bon, je récupère juste un pull pour la nuit sur la banquette arrière de mon père. Tu peux mettre mon bagage dans le coffre, pendant que je lui rends les clés de sa bagnole et fasse la bise à la famille.
— Ça marche. Mais tu restes en costard pendant le trajet ?
— Mais oui, on ne va pas se faire braire avec ça. Je me changerai à l’arrivée.
— OK ça roule. En avant pour le Sud, direction Holidays !!!
Mon pote a bien roulé. J’en ai profité pour piquer du nez, fatigué par le show que j’ai livré à la noce. À 9h30, nous entrons dans la petite cité balnéaire de Canet en Roussillon. Direction la location pour y poser nos affaires, et c’est parti pour un petit tour à la plage…
— Mais qu’est-ce que tu fous encore, Brenny ? T’en mets un temps à te changer.
— Vincent, tu vas rire, mais je crois que je vais me rendre comme ça à la plage.
— T’es pas bien toi, t'as vu la chaleur qu’il fait déjà ?
— Oui bien sûr, mais il y a juste un petit souci. J’arrive pas à ouvrir ma valise.
— Donne-moi ton code, on va essayer. Comme je te connais, ton doigt a du ripper sur les numéros.
— 007 c’est facile à retenir. Mais j’ai déjà tenté, ça marche pas.
— Idiot, t'as pas vu qu’il y a une double sécurité ? Tu l’as simplement fermé à clé. Va me les chercher, et Sésame s’ouvrira.
Quelques minutes plus tard…
— Alors tu les trouves ?
— Tu vas encore rigoler, je crois que je les ai laissées à Riedisheim.
— Mais qu’est-ce t’es crétin. Quand je vais raconter ça à Hervé et au reste de la bande, ça leur fera leur journée.
— On fait quoi maintenant, Vincent ?
— On réglera le problème plus tard, et je t’arrêterai à une cabine pour prévenir tes parents de t’envoyer ça au plus vite.
— Laisse-moi me débarrasser de ma cravate, et on file à la mer.
C’est vrai que parmi les autres estivants, j’ai l’air sorti d’un tableau de Magritte, avec ma tenue inappropriée. Qu’à cela ne tienne, dès le lendemain je me rendrai dans une boutique acheter short, t-shirt et maillot, de quoi paraître un peu plus à la plage.
Une fois équipé, le temps a changé. La grisaille a envahi le ciel méditerranéen, et il n’est plus question de nous baigner. Le vent s’est mis à souffler fortement, et sur les rochers au bord de la digue, le pull n’est pas de trop. Il me reste mon bloc papier, et mon Bic bleu pour écrire des textes bien tristes d’amoureux éconduit. Ces quinze jours, qui devaient être l’occasion de me retaper, nous les passerons à jouer aux cartes dans la location. On a joué le lit à la belote, et j’ai gagné le meilleur couchage, mais ce n’est là qu’une première victoire sur les autres combats, que je vais être appelé à mener pour refaire surface.
* * *
Octobre…
Après une tentative infructueuse, due à l'évitement d'une piétonne qui a choisi de délibérément traverser la chaussée détrempée, au moment où je m'apprête à quitter l'abri où sont rassemblés tous les candidats au permis, le pied de l'inspecteur atteint la pédale de frein avant le mien. Autant dire que je me sens comme un poissard dans son bocal.
Allez ! balayé oublié, je me fous du passé. Tiens j'ai déjà entendu ça à quelque part, mais cette piétonne-là n'avait pas de petite robe noire pour autant. Trois semaines plus tard, je me représente à l'examen, et obtiens enfin le précieux sésame tant convoité. Mon instructeur me félicite de l'avoir réussi en deux coups, sachant que la première fois j'avais manqué de chance. Je n'oserai jamais lui révéler que j'avais déjà échoué à quatre reprises il y a onze ans de ça.
Ma petite feuille rose entre les mains, je la range dans la poche intérieure de mon manteau, bien décidé à faire la surprise à mes parents, et leur jouer une grosse scène de comédie, en affichant un air plus dépité qu'un député, battu un soir d'élections législatives.
— Alors tu l'as encore foiré ? Dit mon père, au vu de mes exploits précédents.
— Disons que cette fois c'est spécial.
— Tu as calé au moment de te garer, c'est ça ?
— Mieux que ça papa. Je l'ai pas vu arriver.
— La femme sur le passage piéton ?
— Non… la feuille rose.
Et je brandis le précieux trophée sous ses yeux éberlués.
— Faut montrer ça à ta mère. Ma minouche, ton fils a son permis… Ça répond pas. Jamais là celle-ci, quand il se passe un truc intéressant.
— Pas grave, elle le saura tout à l'heure.
— En tout cas je te félicite. Bravo !
— Tout ça, c'est grâce à Muriel. Sans elle, j’en serais encore au tricycle.
— Tu veux me montrer comment tu conduis ? Si tu veux, on prend ma voiture.
— Non pas aujourd'hui. Le directeur de l'auto-école me l'a vivement déconseillé.
— Il a bien fait, tu es encore sous le coup de l'émotion. Nous verrons ça demain.
Dès le lendemain, papa, qui avait conservé son ancienne Renault 11, plutôt que la donner en reprise au concessionnaire, qui lui a vendu sa nouvelle R19, me la fait conduire. Si ma mémoire est exacte, nous avons traversé la forêt domaniale de la Hardt, le pont qui enjambe le Rhin, et ramené quelques courses d'Allemagne.
Pour une fois, mon père est fier de moi, et m'accorde toute sa confiance. Son ex-voiture va devenir la mienne, et toutes les occasions bonnes pour l'étrenner. Une jolie revanche sur la vie, je perds une compagne, et gagne un moyen de m'autonomiser. Comme le dira mon psy à la séance qui suivra, le permis est avant tout, le permis de se conduire.
Cette fois, c'est bien ancré dans ma tête, je suis devenu un homme libre. Merci Fifi de m'avoir poussé à accomplir cet exploit. Mais elle ne va pas être la seule à me relever, quelques nuages rouges du côté de Wittenheim, vont me redonner du soleil...
4.
15 Avril 2019 – Salon toujours en désordre – Poitou – Cramoisi par l'actu
19H53. – Je viens d'éteindre mon ordinateur et suis descendu, m'apprêtant à écouter l'allocution du président de la République qui doit s'adresser à tous les Français, suite aux concertations menées avec les gilets jaunes, et les maires de diverses municipalités. Quand je suis brutalement interrompu dans ma démarche, par mon fils qui m'intime de me brancher immédiatement sur les chaînes infos, car selon ses dires la Cathédrale Notre Dame de Paris serait en feu.
Avant d'exécuter le geste de presser sur la télécommande, je lui demande si ce n'est pas encore un des nombreux fake d'Internet. Il y court tellement de fausses informations, que je préfère ne pas plonger dans chaque rumeur. Des sites se sont même montés pour débusquer le faux du vrai.
19H56. – La TNT allumée, je découvre l'ampleur de la catastrophe sur les chaînes info, et ai immédiatement une pensée pour ce joyau du patrimoine, qui part en fumée sous les yeux d'une foule impuissante et silencieuse, massée à quelques rues du drame, dans un périmètre de sécurité, dressé en toute hâte autour du brasier.
Quelques minutes plus tard, s'effondre la flèche de l'édifice. Les yeux rougis, par l'émotion qui me submerge, je ne peux m'empêcher de me rappeler l'effondrement des deux tours du World Trade Center dix-huit ans plus tôt. S'agit-il là aussi d'un attentat terroriste ? Il semblerait que l'incendie soit dû à une négligence, mais pour le moment l'heure n'est pas venue de rechercher les causes du départ de feu, mais bien d'en empêcher sa propagation. En voyant la toiture s'enflammer, et les flammes se diriger vers les deux tours, j'espère de tout cœur que celles-ci vont résister.
La Cathédrale est un symbole. Elle trône dans le ciel parisien, depuis plus de neuf siècles, et surtout elle a inspiré à Victor Hugo, son roman "Notre Dame de Paris", livre que je n'ai jamais lu, mais dont j'ai vu l'adaptation cinéma, avec Anthony Quinn dans le rôle de Quasimodo, aux côtés de la plantureuse Gina Lollobrigida. Un drame qui m'a énormément marqué, étant enfant. Rien à voir avec la fin que Disney en a faite, en version dessin animé.
En assistant en direct à ces images bouleversantes, je songe également au film de René Clément, "Paris brûle-t-il", avec toute une distribution internationale d'artistes. L'histoire d'Hitler qui obligé de battre en retraite avec ses troupes, suite au débarquement des alliés, a ordonné au général Von Choltitz de brûler la capitale française, et n'y laisser que des cendres. Mais celui-ci, grand amateur d'art, n'a jamais pu se résoudre à accomplir un tel geste de pure folie criminelle.
Et voici qu'après avoir échappé à une tentative de destruction de guerre, cet imposant monument est à présent la proie des flammes, qui se mettent à lécher les nuages. Près de trois heures après le début de la tragédie, le feu n'est toujours pas maîtrisé par les pompiers de Paris, qui ont toutes les peines du monde à circonscrire l'imposant brasier. "Incrédulité et tristesse", titre un communiqué du Vatican. Le monde entier s'émeut de la scène, et envoie des messages de ses principaux dirigeants.
Alors que le beffroi Nord est menacé à son tour d'effondrement, j'entends résonner dans ma tête comme une réalité bien concrète, la fin du refrain qui marque l'ouverture de la comédie musicale Notre Dame de Paris. Des mots visionnaires, écrits par Luc Plamondon, qui couvrent de frissons mes bras. "Il est foutu le temps des cathédrales... La fin de ce monde est prévue pour l'an 2000". Ce que les artistes peuvent traduire en mots, ou en créations diverses, m'interpelle profondément. Nous ne sommes pas au bout de nos découvertes. L'expression n'est pas qu'un simple rendu de l'imaginaire, mais bien une restitution d'éléments perçus,et ressentis à un moment précis, où on les juge capables de pouvoir transmettre des informations qu'on leur confie, qu'ils vont transformer et interpréter à leur manière, parfois avec maladresse, d'autres fois avec génie.
Je reste persuadé, que chaque création est dictée par l'invisible. Préférant laisser les politiques, qui affluent sur les lieux, à leurs émois, je monte retrouver les bras de Morphée. Une vingtaine d'années plutôt, c'est en écoutant en boucle, toutes les chansons de Notre Dame de Paris, que je me suis mis à écrire mon propre drame musical Van Gogh le talent insolent. Ceci nous l’évoquerons bientôt. Pour le moment, j'ai un permis tout neuf à étrenner, et traîner du côté des nuages rouges...
5.
1992-1993 – Wittenheim – La remontada – De rouges nuages salvateurs – Innocente rencontre ?
À bord de ma Renault 11 grise, je savoure la liberté de pouvoir enfin me conduire, où bon me semble. Pendant que je roule, j'évite de me remémorer les images de ma séparation brutale. D'ailleurs, il me faut garder un œil sur le trafic, comme tout conducteur novice, ce qui a le mérite d'occuper mon esprit. Mais une fois descendu de cette cage de Faraday, qui sert d'abri à mes idées noires ,c'est une autre affaire.
C'est ainsi que Christopher, me voyant m'enfermer dans une sorte de spleen baudelairien, me propose de le rejoindre plusieurs après-midi par semaine, pour travailler avec lui de nouvelles chansons en anglais. Cette fois, rien à voir avec les titres plutôt love et gentillets, qu'il interprétait pendant sa période new wave, du temps ddu groupe "Splassh".
L'époque a changé. On est passé au grunge, courant musical marqué par le groupe Nirvana, et son chanteur Kurt Cobain. Musique plus hurlante, mais aussi plus décadente. La génération 90 ne croit plus aux belles promesses d'avenir, qu'essaient pourtant de nous vanter encore les publicitaires. Un certain pessimisme gagne la tête, de ces jeunes perdus et sans repères, dans une société qui ne se préoccupe guère de leurs idées. Aussi, va-t-elle chercher à s'exprimer dans le domaine des arts.
Tof n'a pas que cette influence-là. La découverte récente du film "The Doors", biopic consacré à la vie du chanteur Jim Morrison, disparu en pleine gloire à l'âge de vingt-sept ans, l'a profondément marqué, comme je l'ai été également. Ce que nous aimons chez Jim, outre sa provocation évidente, c'est surtout la poésie qui se dégage de ses textes. Mélanger celle-ci, et l'esprit grunge actuel ne fait pas que lui trotter dans la tête, et pour mener à bien son projet, il se construit un studio d'enregistrement, rue des mines à Wittenheim, dans une vieille baraque qu'il loue et retape, pour en faire un lieu d'enregistrement entièrement aménagé, dans le style vintage, avec l'aide de Pascal un ami, qui va également s'occuper de la gestion de sa jeune société. Baptisé "Red Clouds Studio", en français dans le texte, "Studio des Nuages Rouges", cet endroit a une véritable aura.
Quand je m'y retrouve pour le coacher, je me sens dans un second chez moi. Les boiseries, les micros, les magnétos à bande, tout ici respire la musique. Les deux copains sont de véritables passionnés, et je ne me suis pas trompé. C'est bien ici que je vais me reconstruire jour après jour. Christopher, élevé avec son frère Alexandre, par une mère célibataire, appartenant à un mouvement sectaire, n'a jamais vraiment eu les mains libres.
Derrière son dos, sa maman me fait traduire les mots anglais que je lui écris, pour voir si les idées ne vont pas à contresens de celles véhiculées par la secte. Quand je révèle la vérité à l'artiste, il éclate de rire.
À 23 ans, en couple avec Sylvie, qui assiste aux séances après sa journée de travail, il est désormais autonome. Tant mieux, car je me verrais difficilement traduire à sa mère, les paroles de "Blood in the pool", l'histoire d'un type s’observant d’en haut, en train se vider de son hémoglobine, pendant que l'eau de la piscine se teinte de son sang écarlate. Quand je pars dans mes délires, je peux aller très loin, d'autant qu’il m'a laissé carte rouge, ou blanche si vous préférez.
Toutes nos chansons ne sont pas suicidaires. Il est loin le temps où j'écrivais celle-ci sans trop savoir pourquoi...
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© Thierry Brenner 2020
ISBN : 979-86-812-7189-5
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